LES JARDINS
J’aime la profondeur des antiques forêts,La vieillesse robuste et les pompeux sommetsDes chênes dont, sans nous, la nature et les âgesSi haut sur notre tête ont cintré les feuillages.On respire en ces bois sombres, majestueux,Je ne sais quoi d’auguste et de religieux -.C’est sans doute l’aspect de ces lieux de mystère,C’est leur profond silence et leur paix solitaireQui fit croire longtemps chez les peuples gauloisQue les dieux ne parlaient que dans le fond des bois.Mais l’homme est inégal à leur vaste étendue;Elle lasse ses pas, elle échappe à sa vue;Humble atome perdu sur un si grand terrain,Même au milieu du parc dont il est souverain,Voyageur seulement sur d’immenses surfaces,L’homme n’est possesseur qu’en de petits espaces;Au-delà de ses sens jamais il ne jouit;S’il acquiert trop au loin, son domaine le fuit;Ainsi, fier par instinct, mais prudent par faiblesse,Lui-même il circonscrit l’espace qu’il se laisse;II vient, sur peu d’arpents qu’il aime à partager,Dessiner un jardin, cultiver un verger;II met à ces objets ses soins, ses complaisances,Épie en la saison le réveil des semences;Et, parsemant de fleurs le dos qu’il a planté,II étend le terrain par la diversité. Peut-être dans nos jours le goût de l’industriePour la variété prend la bizarrerie.Dans de vastes jardins l’Anglais offre aux regardsCe que la terre ailleurs ne présente qu’épars,Et, sur un sol étroit, en dépit de l’obstacle,Le Français est jaloux de montrer ce spectacle.Qui ne rirait de voir ce grotesque tableauDe cabarets sans vin, de rivières sans eau,Un pont sur une ornière, un mont fait à la pelle,Des moulins qui, dans l’air, ne battent que d’une aile,Dans d’inutiles Prés de vaches de canon, ,Un clocher sans chapelle et des forts sans canon,Des rochers de sapins et de neuves ruines,Un gazon cultivé près d’un buisson d’épines,Et des échantillons de champs d’orge et de blé,Et, dans un coin de terre, un pays rassemblé ? Agréables jardins, et vous, vertes Prairies,partagez mes regards, mes pas , mes rêverieJe ne suis ni ce fou qui, de bizarre humeur,Reclus dans son bosquet, végète avec sa fleur,Ni cet autre insensé ne respirant qu’en plaines,Qui Préfère à l’oeillet l’odeur des marjolaines.Je me plais au milieu d’un dos délicieuxoù la fleur, autrefois monotone à mes yeux,S’est des couleurs du prisme aujourd’hui revêtue;Où l’homme qui l’élève . et qui la perpétue,Enrichit la nature en suivant ses leçons,Et surprend ses secrets pour varier ses dons. De jour en jour la terre ajoute à ses largessesFlore a renouvelé les festons de ses tressesLe chèvrefeuille s’enlace autour des arbrisseaux,Émaille le treillage et pend à des berceauxoù j’ai vu le lilas et l’anémone éclore,L’oeillet s’épanouit, la rose se colore.Un humble et long rempart, formé de thym nouveau,Sert agréablement de cadre à ce tableau ;Le myrte et l’oranger, sortis du sein des serresDe leurs rameaux fleuris décorent parterres ,Et, sur des murs cachés, les touffes de jasminsFont disparaître aux yeux les bornes des jardins.
LEMIERRE Antoine-Marin (1733-1793)
Mille et cent ans de Poésie française – Collection Bouquins – Edition LAFFONT 1991